Autres religions : La Pensée du Dieu unique dans les religions de l’Arabie préislamique (étude thématique) – Partie 2
Article avec le concours de Christian Julien Robin (Tous les droits de diffusion lui sont réservés à l’origine)
Le nom de Dieu chez les Juifs du Hijâz avant l’Islam
Les informations concernant les communautés florissantes et avancées des montagnes du Yémen sont abondantes, tandis que celles relatives aux habitants du désert sont nettement moins fournies. Néanmoins, certains écrits nous éclairent sur leur manière de désigner Dieu, comme c’est le cas pour les Juifs du Hijâz.
D’après les érudits de la tradition arabo-musulmane, le judaïsme prévalait comme religion principale dans les oasis du nord-ouest de l’Arabie durant la période de la prédication de Mahomet. Cela était particulièrement vrai à Médine, où Mahomet a affronté les trois tribus juives de l’oasis, les forçant à l’exil ou les anéantissant. Toutefois, l’authenticité historique de ces faits a été mise en doute par certains chercheurs, faute de preuves archéologiques des Juifs du Hijâz. Cette situation a changé. Il existe maintenant des preuves matérielles, notamment deux stèles funéraires, une inscription gravée dans la roche et de multiples graffitis, en particulier sur les pierres d’une route caravanière reliant Madâʾin Sâlih à Tabûk. Le mécène ou l’auteur de ces inscriptions est identifié comme juif, soit de manière certaine (comme dans les cas d’Isaïe, Samuel ou Juda), soit de manière probable, en raison de la mention d’une fête juive ou de l’utilisation d’un nom divin spécifique au judaïsme.
Le document le plus ancien parmi ceux-ci date de la moitié du 3ème siècle. C’est une inscription funéraire gravée dans la roche à Madâʾin Sâlih, datant de juillet-août 267 après Jésus-Christ. Elle est écrite en caractères nabatéens, une forme d’écriture araméenne, mais dans un langage qui est un mélange d’araméen et d’arabe. Le commanditaire de l’inscription invoque Dieu en tant que Seigneur des Mondes ou Seigneur du Monde et lance une malédiction : Que le Seigneur des Mondes maudisse quiconque porterait atteinte à ce tombeau.
Il était plausible de déduire que le mécène de cette œuvre était de confession juive, car il attribuait à Dieu une appellation totalement inédite dans le domaine de l’épigraphie. Cependant, cette hypothèse nécessitait une preuve qui a été découverte en 2019, gravée modestement sur un graffiti le long d’une route empruntée par les caravanes :
“En mémoire de Sillà, fils de ʾAws, pour le bien et la paix sous l’égide du Souverain des Univers {ou : de l’Univers} ; cette inscription fut rédigée le jour de la célébration de la Pâque {littéralement : de la fête des pains sans levain} en l’année 1979.”
Ce document est écrit en araméen et utilise l’alphabet nabatéen. Il a été créé entre 303 et 304 après Jésus-Christ, soit l’an 197 de l’époque de la province romaine d’Arabie. L’auteur de ce texte est probablement de confession juive, comme le suggère la datation de son inscription pendant la fête de Pâque juive. Cette célébration est aussi connue sous le nom de fête du pain sans levain , une référence qui semble indiquer la Pâque juive. Un élément qui corrobore cette hypothèse est l’utilisation du terme hg, qui, dans ce contexte, pourrait signifier pèlerinage (similaire à l’arabe hajj), un mot emprunté à l’hébreu, indiquant ainsi une influence juive. De plus, la tradition annuelle qui exige que le pain soit sans levain est spécifique à la Pâque juive, qui commande aussi la consommation d’un agneau sacrifié accompagné d’herbes amères. Cette manière de désigner la Pâque est mentionnée dans la Bible et le Talmud, bien que rarement ; cependant, elle est plus courante dans le contexte de l’araméen chrétien, ou syriaque.
Dans ce texte, l’expression utilisée pour désigner Dieu est Marâ ʿAlmâ ou Marâ ʿAlmê (Mry ʿlmʾ), signifiant Maître du Monde ou Maître des Mondes. Mry représente une variante régionale de Mrʾ. Le terme marâ est présent dans diverses langues arabiques, cependant, en arabe, le mot rabb est généralement préféré. Il est donc plausible que marâ soit dérivé de l’araméen, bien que cela ne soit pas certain. En ce qui concerne ʿAlmâ/‘Almê, il est indéniable que le mot provient de l’araméen. Le terme araméen ʿâlam, qui signifie monde, est adopté en arabe avec des voyelles identiques. Bien que l’écriture araméenne ait la capacité de différencier entre le singulier (ʿlmʾ) et le pluriel (ʿlmyʾ), elle le fait rarement. L’appellation Maître du Monde ou Maître des Mondes est fréquemment utilisée par les rabbins et dans l’araméen chrétien, aussi connu sous le nom de syriaque.
Dans l’expression Maître des Mondes, on reconnaît une désignation de Dieu issue du Coran, Rabb al-ʿâlamîn, qui se traduit par Maître des Mondes. Le terme Rabb correspond à l’arabe, dérivé de l’araméen et du sudarabique mry ou mrʾ. ʿâlamîn, quant à lui, est un pluriel en araméen, qui a été adapté en arabe sous les formes ʿâlamûn et ʿâlamîn. Ce pluriel fait vraisemblablement référence à deux mondes distincts, soit le Ciel et la Terre, car l’araméen de la période antique tardive ne possédait pas de forme duelle. Il est probable que ces deux mondes correspondent au Ciel et à la Terre mentionnés par les juifs de Himyar.
Un graffiti trouvé sur une ancienne route de caravanes vient corroborer cette idée, attestant que les juifs de la région du Hijâz invoquaient Dieu sous l’appellation de Maître des Mondes ou Maître du Monde.
Les noms de Dieu dans les inscriptions après la conversion de Himyar au christianisme (530-570)
Dans les inscriptions himyarites associées au judaïsme, le nom divin Rahmânân est aussi utilisé dans le contexte chrétien. Ce terme fait référence à Dieu le Père, qui est la première entité de la Sainte Trinité. Cette appellation apparaît dans l’épitaphe du premier dirigeant reconnu comme chrétien, Sumûyafaʿ Ashwaʿ, datant d’environ 530 à 532, qui proclame : “Au nom de Rahmânân, de Son fils, le Christ triomphant, et du Saint-Esprit”.
Dans les textes gravés par Abraha, qui régna approximativement entre 532 et 565 après avoir mené une révolte, le terme employé pour désigner Dieu le Père est invariablement « Rahmânân ». Voici quelques exemples de ces inscriptions :
– Par la force, le secours et la clémence de Rahmânân, ainsi que de son Messie et de l’Esprit de Sainteté;
– Par la force, l’appui et l’assistance de Rahmânân, souverain des cieux, et de son Messie;
– Par la force de Rahmânân et de son Messie.
Il est assez rare d’attribuer un nom spécifique à la première entité de la Trinité. De manière générale, et c’est le cas dans le royaume voisin d’Aksûm, cette entité est désignée par l’appellation le Père. Cette particularité propre à Himyar est d’autant plus frappante que l’inscription de Sumûyafaʿ Ashwaʿ s’aligne étroitement sur la terminologie guèze utilisée par les Aksûmites. Ainsi, l’Esprit Saint est appelé Manfas qeddûs, suivant l’usage aksûmite, et l’épithète Vainqueur, accolée au Christ, est également empruntée à cette tradition.
Cette distinction himyarite pourrait s’expliquer par la volonté des dirigeants politiques de démontrer que la religion nouvellement adoptée, le christianisme, vénère le même Dieu que la religion précédente, le judaïsme. Cela permettrait de mettre en avant la continuité malgré le changement de croyance.
L’intérêt des prières himyarites adressées à la Trinité réside aussi dans la façon dont est désignée la seconde entité. Tandis que le roi Sumûyafaʿ Ashwaʿ utilise une formule très orthodoxe mettant en avant la filiation divine, son fils Christ Vainqueur, il est notable que son successeur Abraha remplace cette mention par “Son Messie”, omettant ainsi le terme Fils. Par conséquent, la seconde entité perd son statut divin pour devenir simplement un homme choisi par Dieu. Cette modification rend la figure parfaitement admissible aux yeux des fervents partisans de l’unicité divine, tels que les juifs. Cette évolution semble clairement répondre à une stratégie politique : Abraha, à la tête d’un royaume à majorité juive, cherche à consolider sa base politique. La christologie d’Abraha peut donc être vue comme une tentative de trouver un terrain d’entente entre juifs et chrétiens, afin de les rassembler au sein d’une même communauté.
Concernant la Trinité, son appellation est dérivée du guèze dans l’inscription de Sumûyafaʿ Ashwaʿ et du syriaque dans celle d’Abraha où elle est mentionnée. La façon dont la Trinité est désignée dans le royaume de Himyar et comment cela a évolué ne semble pas être liée aux intenses débats christologiques qui agitaient l’Empire romain après le concile de Chalcédoine en 451. En effet, tant les chrétiens d’Aksûm que ceux de Himyar étaient opposés à la doctrine chalcédonienne, traditionnellement qualifiés de monophysites ou plus récemment de miaphysites.
Cependant, les décisions dogmatiques d’Abraha, qui incluent une seconde entité nommée le Messie (de Rahmânân) et un Saint-Esprit relégué à un rôle secondaire (car omis deux fois sur trois), semblent préfigurer celles de Muhammad. Dans le Coran, Jésus fils de Marie est désigné comme le Messie; il est extrêmement respecté, mais reste un homme ; l’Esprit Saint, quant à lui, est considéré comme un esprit créé qui soutient Jésus ou transmet la vérité divine à Muḥammad.
Le nom de Dieu dans les inscriptions des Arabes chrétiens des Ve et VIe siècles
Tout comme les juifs de la région du Hijâz, l’appellation donnée à Dieu par les Arabes chrétiens n’a été confirmée que récemment. Il y a environ quinze ans, une unique inscription chrétienne arabe datant d’avant l’islam mentionnait une prière, où Dieu était nommé al‑ʾIlâh. Cette inscription pourrait être associée à celle trouvée dans le monastère de la reine Hind à al‑Hîra (dans la vallée inférieure de l’Euphrate), connue uniquement par les copies rapportées, avec certaines variations, par deux dictionnaires géographiques arabes du Moyen Âge. Actuellement, on recense sept occurrences du nom de Dieu. Il est désormais raisonnablement certain que les Arabes chrétiens préislamiques, s’étendant du nord de la Syrie à Najrân, désignaient le Dieu unique par al‑ʾIlâh, signifiant « le Dieu ». Ces inscriptions ont été découvertes dans le nord de la Syrie, le nord de la Jordanie, le nord de l’Arabie saoudite (Dûma) et le sud de l’Arabie saoudite (Najrân). Elles sont écrites en alphabet arabe, dérivé de l’écriture araméenne nabatéenne, qui semble avoir été développée par des missionnaires chrétiens dans un contexte arabe, et utilisent un langage qui intègre des éléments d’araméen et d’arabe. La plus ancienne de ces inscriptions remonte à l’année 470.
En plus des références explicites à Dieu, il est possible d’ajouter un prénom qui évoque Dieu, tel que ʿAbd al-ʾIlâh, signifiant Serviteur de Dieu. Ce prénom est reconnu en Jordanie et à Najrân. Le théonyme al‑ʾIlâh, dérivé du terme arabe ʾilâh pour dieu, semble être une adaptation du syriaque ʾAlâhâ (Dieu), lui-même influencé par le grec ho Théos et le latin Deus.
Il n’est pas surprenant que les Arabes chrétiens utilisent l’écriture araméenne et désignent Dieu selon les usages syriaques en Syrie et en Arabie du Nord. Cependant, cela étonne pour les Arabes de Najrân, historiquement intégrés au royaume de Himyar, qui auraient normalement dû utiliser l’alphabet sudarabique et appeler Dieu Rahmânân. Cela suggère que les Arabes de Najrân se sont progressivement détachés de Himyar dès la fin du cinquième siècle pour s’aligner avec les Arabes chrétiens de l’Arabie désertique. Cette séparation a préparé le terrain pour la restructuration politique qui a suivi avec l’établissement de la principauté théocratique de Muhammad à Médine (Yathrib) en 622.
Une comparaison avec Aksûm
La façon dont Dieu est désigné dans le royaume de Himyar suite à sa conversion au judaïsme partage des similitudes frappantes avec celle du royaume d’Aksûm en Éthiopie, après son passage au christianisme. À Aksûm, vers le milieu du IVe siècle, les inscriptions du roi ʿÊzânâ témoignent d’abord d’une croyance polythéiste, avant de se convertir au christianisme, un changement corroboré par les pièces de monnaie de l’époque. Toutefois, la manière dont cette conversion est exprimée varie selon la langue utilisée dans les inscriptions. En grec, ʿÊzânâ affiche une orthodoxie trinitaire impeccable :
Croyant en Dieu et en la puissance du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et en celui qui a préservé mon royaume grâce à la foi en Son Fils Jésus-Christ, celui qui m’a aidé et continue de m’assister, moi, Azanas…
En revanche, dans la langue vernaculaire, ʿÊzânâ se revendique du monothéisme avec circonspection, en faisant référence à des entités surnaturelles susceptibles d’être reconnues par tous, qu’ils soient chrétiens, polythéistes ou autres. Le seul signe manifeste d’un engagement envers le christianisme est la croix qui ponctue la fin d’un texte. Les appellations données par ʿÊzânâ au Dieu unique évoquent celles trouvées dans les inscriptions himyarites :
• Seigneur du ciel, qui me rend victorieux au ciel comme sur terre ;
• Seigneur du ciel, qui m’a couronné roi, et de la terre qui soutient;
• Seigneur du ciel;
• Seigneur du Monde;
• Seigneur de tout l’univers.
Les stèles d’ʿÊzânâ révèlent les défis rencontrés par un monarque qui s’engage dans une réforme religieuse profonde. Ceux qui soutiennent fermement la réforme, c’est-à-dire les fidèles de la nouvelle croyance, forment une minorité confrontée à une opposition tout aussi petite et inébranlable, alors que la plupart des gens adoptent une position d’attente. Pour conserver leur pouvoir, les réformateurs doivent s’assurer le soutien d’alliés politiques, obtenus par un discours officiel apaisant qui minimise les changements les plus perturbateurs et privilégie des expressions neutres et consensuelles.
À Aksûm, le souverain présente la nouvelle doctrine officielle de façon adoucie lorsqu’il s’adresse aux habitants locaux. De manière similaire, dans le royaume de Himyar, suite à la réforme de 380, le dirigeant adopte cette approche : les décrets royaux évitent toute mention explicite du judaïsme.
Cependant, le roi d’Aksûm adopte une tactique différente lorsqu’il s’exprime en grec, la langue des étrangers (marchands et fonctionnaires de passage) qui n’est pas parlée par le peuple. Sa conformité est d’autant plus exemplaire qu’elle pourrait lui attirer la faveur du souverain ou des autorités religieuses de Byzance.
Les noms donnés au Dieu unique dans la prédication muhammadienne
Les débuts de l’enseignement de Muhammad, fils de ʿAbd Allâh et prophète de l’Islam, révèlent une prudence notable. Ces sujets, souvent débattus, méritent une exploration approfondie.
Muhammad voit le jour durant une période de crise aiguë, caractérisée par des conflits violents, des bouleversements climatiques et des épidémies telles que la Peste de Justinien. Ces événements conduisent à l’effondrement du royaume de Himyar aux alentours de 570 et plongent la région dans l’anarchie. Dans ce contexte, l’espoir d’un sauveur engendre une vague de réformateurs spirituels. Parmi eux, Musaylima de l’Arabie centrale et Muhammad de l’Arabie occidentale se distinguent, leurs enseignements compilés dans le Coran partageant d’étonnantes ressemblances.
Ces similitudes nous éclairent sur la doctrine de Musaylima. Les théologiens musulmans ont consacré beaucoup d’efforts à prouver que Musaylima s’était inspiré de Muhammad, bien que ses propres enseignements aient débuté plus tôt. Le dieu unique vénéré par Musaylima, nommé al-Rahmân, est une adaptation du terme sabaʾique Rahmânân en arabe.
Ce qui retient notre attention, ce sont les noms donnés à Dieu dans le Coran. Le plus courant est Allâh, utilisé tant par Muhammad que par ses adversaires à Makka. Dieu est aussi désigné sous le nom d’al-Rahmân, un terme qui évoque la miséricorde et qui figure exclusivement dans certaines sourates.
Il existe plus de vingt périphrases pour évoquer Dieu sans le nommer directement. Ces expressions ne le désignent pas par son nom, mais plutôt par sa domination sur divers domaines, tels que des territoires, des événements naturels, des symboles, des attributs, des figures historiques ou des sites variés, souvent introduits par la formule le Seigneur de …
Maître des Mondes, Rabb al-ʿâlamîn ;
Seigneur des Cieux, Rabb al-Samawât ;
Seigneur des sept Cieux, Rabb al-Samawât al-sabʿ ;
Seigneur des Cieux et de la Terre, Rabb al-Samawât wa-al-ʾArd ;
Seigneur des Cieux et de la Terre et de ce qui est entre eux, Rabb
al-Samawât wa-al-ʾArd wa-mâ bayna-humâ ;
Seigneur de la Terre, Rabb al-ʾArd ;
Seigneur de Sirius, Rabb al-Shiʿrà ;
Seigneur de l’Aube, Rabb al-Falaq ;
Seigneur de la Puissance, Rabb al-ʿizza ;
Seigneur de toute chose, Rabb kull shîʾ ;
Seigneur de l’Orient et de l’Occident et de ce qui est entre eux,
Rabb al-Mashriq wa-al-Maghrib wa-mâ bayna-humâ ;
« Seigneur des Orients et des Occidents », rabb al-Mashâriq wa-al-
Maghârib ;
Seigneur des Orients, Rabb al-Mashâriq ;
Seigneur des deux Orients, Rabb al-Mashriqayn ;
Seigneur des deux Occidents, Rabb al-Maghribayn ;
Seigneur de Moïse et Aaron, Rabb Mûsà wa-Hârûn ;
Seigneur de vos premiers ancêtres, Rabb ʾabâʾi-kum al-awwalîn ;
Seigneur des Hommes, Rabb al-nâs ;
Seigneur du Trône, Rabb al-ʿarsh ;
Seigneur du Trône immense, Rabb al-ʿarsh al-ʿaẓîm ;
Seigneur du noble Trône, Rabb al-ʿarsh al-karîm ;
Seigneur de cette Ville qu’Il a déclarée sacrée, Rabb hâdhihi
al-balda al-ladhî haram-hâ ;
Seigneur de ce temple, Rabb hâdhâ al-bayt.
Enfin, une dernière manière de nommer Dieu apparaît dans la formule qui introduit les sourates : Allâh al-rahmân al-rahîm. Elle résulte de l’identification d’Allâh avec al‑Rahmân qui s’est faite en trois temps. La première étape a été de déclarer que l’on pouvait prier indifféremment Allâh ou al‑Rahmân : Dis : Priez Allâh ou priez al‑Rahmân ! Quel que soit celui que vous priez, Il possède les noms les plus beaux. (Q 17, al-Isrâʾ ou Banû Isrâʾîl, v. 110, traduction Blachère).
Dans une phase ultérieure, vraisemblablement vers la fin de la vie de Muhammad, le terme al-Rahmân a été associé au nom d’Allâh, formant l’expression : Au nom d’Allâh, al-Rahmân le Miséricordieux (bi-sm Allâh al-Rahmân al-rahîm). Cette pratique d’associer puis de fusionner des divinités était répandue dans les cultures polythéistes. L’association est devenue totale lorsque les théologiens de l’islam ont considéré al-Rahmân comme un des noms d’Allâh, donnant lieu à la formule : Au nom d’Allâh, le Clément et le Miséricordieux (bi-sm Allâh al-Rahmân al-rahîm), où Allâh est suivi de deux attributs.
Il est plausible que al-rahîm fut initialement un attribut d’al-Rahmân. Cette hypothèse est renforcée par les inscriptions himyarites qui attribuent à Rahmanân une épithète similaire, basée sur la même racine RHM : Rahmânân le Clément (Rahmânân mutarahham).
Chaque nom de Dieu dans le Coran a une signification profonde et un message à interpréter.
Allâh représente la continuité divine. Originellement, c’était une divinité polythéiste (al-Lâh) adorée dans plusieurs régions de l’Arabie préislamique, avec des preuves datant du Ve au IIIe siècle avant notre ère. Il est établi que le nom al-Lâh provient de l’appellation al‑ʾilâh, signifiant le dieu. Au VIIe siècle, à La Mecque, al-Lâh était perçu par certains croyants soit comme le dieu suprême, soit comme l’unique Dieu transcendant.
Allâh était aussi l’un des noms utilisés par les Arabes chrétiens pour désigner le Dieu unique. Le terme savant était al‑ʾIlâh, mais dans l’usage quotidien, ils préféraient dire Allâh, comme le montre le nom très répandu chez les chrétiens de Najrān, ʿAbdallâh, qui signifie Serviteur de Dieu.
L’adoption du culte d’al-Lâh/Allah au sein du temple de La Mecque, survenue vraisemblablement dans la seconde moitié du VIe siècle, envoyait un signal fort : non seulement le temple accueillait les polythéistes, mais également les chrétiens. Cela constituait une stratégie avisée pour les dirigeants de la ville qui dépendaient principalement du pèlerinage, judicieusement synchronisé avec un important marché.
Al-Rahmân, en revanche, représente une divinité marquant une rupture, portant un nom non autochtone. Au début du VIIe siècle, al-Rahmân devient le nom divin choisi par les réformateurs spirituels, tant par Muhammad — bien que non exclusivement — que par ses adversaires, avec certitude pour Musaylima en Yamâma (dans l’Arabie centrale) et de façon plus conjecturale pour al-Aswad al-ʿAnsî au Yémen. Ces réformateurs furent même surnommés le Rahmân de la Yamâma et le Rahmân du Yémen respectivement.
Il est légitime de s’interroger sur l’origine d’al-Rahmân : s’agit-il d’un emprunt direct au judéo-araméen Rahmânâ ou d’une adaptation en arabe du sabaéen Rahmânân, nom divin attesté dès l’an 420 dans le royaume de Himyar, tant sous influence juive (380-530) que chrétienne (530-570). Un emprunt au judéo-araméen semble peu probable — bien que non impossible — compte tenu de l’hégémonie de Himyar sur la péninsule Arabique à la fin de l’Antiquité.
Au VIe siècle ou au début du VIIe, opter pour Rahmânân (ou al-Rahmân) comme nom de Dieu signifiait un rejet catégorique des croyances religieuses antérieures. Cela rattachait la communauté à l’héritage illustre de Himyar et définissait Dieu par sa Miséricorde plutôt que par la Colère d’un Juge redoutable à l’approche de la fin des temps.
Vers la fin de sa vie, Muhammad a finalement tranché. Il a décidé que Dieu s’appellerait Allâh, le nom du Dieu mecquois issu du polythéisme, et qu’al‑Rahmân serait un deuxième nom en apposition. Ce faisant, Muhammad s’inspirait d’Abraha qui avait tenté une synthèse audacieuse entre christianisme et judaïsme, mais il le dépassait en ouvrant sa
communauté aux polythéistes. En effet, tout en reprenant la christologie d’Abraha, mais reformulée avec un nouveau nom de Dieu, Muhammad développait un rituel qui intégrait les deux constituants majeurs du polythéisme mecquois, le Temple (unique comme dans le judaïsme) et le pèlerinage. Il est probable que ces décisions sont consécutives à la
conquête de La Mecque en 629‑630 (8 de l’hégire) et à la politique du pardon qui intégrerait les Mecquois dans la communauté des croyants.
Quant aux circonlocutions utilisées par Muhammad pour nommer Dieu, elles sont également fort instructives. Elles rappellent celles du judaïsme de Himyar au ive siècle, notamment le Maître du Ciel, le Seigneur du Ciel ou le Seigneur du Ciel et de la Terre. Les premières inscriptions chrétiennes d’Éthiopie en langue locale, toujours au ive siècle, en comportent aussi de très semblables. Ces périphrases paraissent être particulièrement prisées par les mouvements religieux en formation, à un stade où le corpus doctrinal n’est pas encore définitivement fixé. Elles présentent deux avantages : expressives, elles sont utiles pour frapper les imaginations et gagner des adeptes ; d’une signification très vague, elles sont aisément acceptables par tous.
Il apparaît que les expressions métaphoriques employées par Muhammad pourraient différer légèrement de celles utilisées par les peuples de Himyar et d’Aksûm. Ces expressions sont associées à Allâh, mais seulement dans les sourates considérées comme les plus anciennes, qui prédisent la proximité de la fin des temps et le jugement dernier, tout en avertissant les mécréants de la fureur divine. Elles ne définissent pas un nouveau Dieu, mais visent à préciser la nature d’Allâh, qui se distingue du dieu polythéiste ancestral pour incarner un Dieu transcendant et universel, indépendant de toute tradition religieuse établie.
En somme, Muhammad, tout au long de son parcours, a invoqué Dieu sous diverses appellations. Ses hésitations révèlent sa lutte intérieure entre la continuité d’un Dieu issu du panthéon polythéiste et la rupture vers le Dieu universel reconnu par les juifs et les chrétiens. La résolution adoptée a été une fusion des deux concepts, qui a ensuite été largement acceptée et établie.
Références bibliographiques
Joëlle Beaucamp, Françoise Briquel-Chatonnet et Christian Julien Robin ont collaboré pour examiner les interactions entre juifs et chrétiens en Arabie durant les Vème et VIème siècles à travers une analyse croisée des sources historiques. Leur travail est consigné dans l’ouvrage Juifs et chrétiens en Arabie aux Ve et VIe siècles : regards croisés sur les sources, publié en 2010 par le Collège de France et le CNRS au sein du Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance.
Christian Julien Robin a également exploré les manifestations de la prophétie en Arabie pendant la période de Muhammad, entre la fin du VIème siècle et le début du VIIème siècle de notre ère. Ses découvertes sont détaillées dans l’article Les signes de la prophétie en Arabie à l’époque de Muḥammad, inclus dans l’ouvrage collectif La raison des signes: Présages, rites, destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, édité par Stella Georgoudi, Renée Koch Piettre et Francis Schmidt, et publié par Brill en 2012.
Dans Le judaïsme de l’Arabie antique, un recueil des actes du colloque tenu à Jérusalem en février 2006 et édité par lui-même, Robin approfondit l’étude du judaïsme dans la péninsule arabique avant l’islam. Cet ouvrage a été publié par Brepols en 2015.
Robin a aussi contribué au premier volume de Le Coran des historiens, sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, avec un chapitre intitulé L’Arabie préislamique. Cet ouvrage, paru chez Cerf en 2019, se penche sur le contexte et la genèse du Coran.
Pour les inscriptions sudarabiques telles que CIH 541, DAI GDN-2002/20, Gar Bayt al-Ashwal 1, Ja 1028 et Murayghân 1, la base de données DASI offre un accès en ligne pour consultation.
Quant aux inscriptions éthiopiennes des périodes pré-axoumite et axoumite, Étienne Bernand, A. J. Drewes et R. Schneider ont compilé un recueil exhaustif en trois tomes, dont le dernier offre des traductions et commentaires sur les inscriptions grecques. Ces volumes ont été publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et diffusés par De Boccard entre 1991 et 2000.