Islam : Aux origines de La Mecque (makkah)
Avant d’explorer le sujet, il est intéressant de rappeler brièvement l’histoire de La Mecque selon la Tradition islamique. Étonnamment, le Coran ne mentionne La Mecque qu’une seule fois (Coran 48:24).
وَهُوَ ٱلَّذِى كَفَّ أَيْدِيَهُمْ عَنكُمْ وَأَيْدِيَكُمْ عَنْهُم بِبَطْنِ مَكَّةَ مِنۢ بَعْدِ أَنْ أَظْفَرَكُمْ عَلَيْهِمْ وَكَانَ ٱللَّهُ بِمَا تَعْمَلُونَ بَصِيرًا
Quran 48 : 24
Un autre verset fait référence à un lieu nommé Bakka (Coran 3:96), que les exégètes musulmans associent généralement à La Mecque, bien que cette identification soit contestée.
La première Maison qui a été édifiée pour les gens, c’est bien celle de Bakka (la Mecque) bénie et une bonne direction pour l’univers. Coran 3 : 96
Pour mettre cela en perspective, le Nouveau Testament, qui a une taille comparable à celle du Coran, mentionne Jérusalem 139 fois ! Ainsi, La Mecque occupe une place très marginale dans le texte coranique. Cela est d’autant plus surprenant que les sources islamiques décrivent la ville comme une grande métropole arabe dont les origines seraient liées à Adam et Ève. Selon la Tradition islamique, Adam, après sa chute du paradis, aurait vécu à La Mecque et construit la Ka’ba pour s’y établir. Cette maison aurait été détruite lors du déluge, et Allâh aurait ensuite ordonné à Abraham et Ismaël de la reconstruire pour en faire un sanctuaire. Ismaël serait alors à l’origine d’une lignée dont Muhammad serait issu.
Au début du 5e siècle, un homme nommé Qusayy ibn Kilâb, ancêtre du Prophète, aurait réussi à unifier la tribu des Qurayshites et à s’imposer comme le gouverneur de La Mecque. On lui attribue principalement un rôle religieux : c’est lui qui aurait revitalisé le pèlerinage de La Mecque, alors que la ville était devenue presque entièrement polythéiste. Selon les récits, des païens venaient de toute la péninsule arabique pour accomplir le pèlerinage autour de la Ka’ba. De plus, La Mecque aurait, toujours selon la version officielle, émergé comme l’un des principaux centres commerciaux de l’Arabie, ce qui aurait favorisé son enrichissement. Cependant, nous allons maintenant examiner comment cette version est remise en question par les découvertes historiques récentes…
2. Le silence embarrassant des sources
Il est important de noter qu’à ce jour, aucune mention de La Mecque n’a été trouvée dans les sources préislamiques. Les fouilles épigraphiques menées dans la péninsule arabique ont révélé des dizaines de milliers d’inscriptions datant de cette période, mais aucune d’entre elles ne fait référence à La Mecque. Cela est d’autant plus surprenant pour une ville censée être significative, surtout lorsque l’on constate que tant de villages insignifiants du Yémen produisent des textes par dizaines, comme le souligne Christian Robin.
Les historiens ont examiné des milliers de documents de l’époque, tels que des chroniques, des récits de voyage et des textes religieux, provenant des cultures byzantine, perse ou syriaque. Aucun de ces documents ne fait mention de La Mecque. De plus, parmi les nombreux témoignages contemporains des conquêtes arabes, aucun ne mentionne La Mecque, bien que cette ville soit supposée être le lieu d’origine d’une grande partie des conquérants.
On sait également qu’à la veille de l’islam, l’Arabie était sous le contrôle des Éthiopiens, qui étaient intervenus militairement pour protéger les chrétiens du Yémen, persécutés par un roi récemment converti au judaïsme. L’un des généraux de l’armée éthiopienne, nommé Abraha, prend le pouvoir vers 535 et gouverne le royaume sud-arabique. À partir de 548, il lance une offensive dans l’Arabie désertique et mène des expéditions contre plusieurs villes. Ces campagnes sont bien documentées par des inscriptions (CIH 541 et RY 506) ainsi que par une chronique de l’historien Procope de Césarée. Si La Mecque avait réellement l’importance que lui attribuent les sources islamiques, il est probable qu’elle aurait été l’une des cibles d’Abraha. Pourtant, la ville n’est mentionnée ni dans les inscriptions qu’il a laissées, ni dans les chroniques de l’époque.
Le fait que La Mecque n’était guère plus qu’un village insignifiant est corroboré par une inscription sabéenne du 3e siècle, découverte en 2006 dans la région de Jabal Riyam au Yémen. Cette inscription est remarquable car elle présente une cartographie des principales tribus et de leurs territoires dans la péninsule arabique. L’un des auteurs de cette inscription exprime sa gratitude envers la divinité de sa tribu pour être rentré sain et sauf d’un long voyage au cours duquel il a traversé une dizaine de territoires. Parmi ceux-ci, il mentionne le pays des Lihyân, proche de La Mecque, le pays des Asd (al-Azd) dans le sud de la péninsule, le pays des Nizâr, situé entre La Mecque et Médine, ainsi que le pays des Tanûkh, sur la côte orientale. En revanche, ni la tribu des Quraychites ni La Mecque ne sont mentionnées, ce qui remet en question l’idée que la ville aurait des origines anciennes.
Les sources épigraphiques sud-arabiques mentionnent également plusieurs sites de pèlerinage en Arabie. L’une d’elles évoque même un pèlerinage dans une cité appelée la ville sainte, mais ce toponyme fait référence à Ma’rib, la capitale du royaume sabéen. À ce jour, aucune source antérieure à l’islam ne désigne La Mecque comme un centre de pèlerinage, ce qui remet en question cette affirmation. De plus, les fouilles épigraphiques et archéologiques indiquent que l’Arabie préislamique était largement monothéiste. Dans de nombreuses régions de la péninsule, les inscriptions mentionnant des divinités païennes disparaissent dès le 5e siècle, laissant place à la vénération d’un Dieu unique. Il est donc difficile d’imaginer comment des polythéistes venant de toute l’Arabie auraient pu affluer à La Mecque si le polythéisme avait presque disparu. Le pèlerinage à La Mecque n’existait probablement pas avant l’islam et semble avoir été établi seulement au tournant du 8e siècle. À l’époque préislamique, la Ka’ba était encore un petit sanctuaire local, dont on raconte que les murs ne dépassaient pas la hauteur d’un homme.
La Bible reste également silencieuse concernant La Mecque. Cependant, certains apologistes musulmans tentent de démontrer le contraire en affirmant que certains passages bibliques font référence à la ville sainte de l’islam.
Par exemple, ils citent le psaume 84:7, qui mentionne la vallée de Baka, identifiée avec le mystérieux toponyme Bakka évoqué dans le Coran. Bien que ces deux termes puissent désigner le même lieu, il ne s’agit pas de La Mecque, mais d’un site situé en Palestine, le long d’une route empruntée par les pèlerins se rendant à Jérusalem.
D’autres avancent que le désert de Paran mentionné dans le livre de la Genèse (21:21) s’étendrait jusqu’au Hedjaz et ferait donc référence à La Mecque, bien que la ville ne soit pas explicitement citée. Cette hypothèse s’effondre lorsque l’on examine les données archéologiques et épigraphiques. L’archéologue Uzi Avner a démontré que Paran se trouve en réalité dans une région montagneuse au sud du Sinaï (en Palestine), irriguée par l’oasis de Wadi Feiran, d’où elle tire probablement son nom (Feiran > Paran). On y a également découvert 43 inscriptions nabatéennes portant le nom de Paran, qui correspond, sous sa variante Pharan, à un village mentionné par plusieurs géographes de l’Antiquité, dont Ptolémée (m. 168).
De plus, de nombreux auteurs grecs et romains se sont intéressés à l’Arabie durant l’Antiquité et ont documenté de manière détaillée les principaux lieux de peuplement. Parmi eux, on peut citer Strabon (m. vers 23) et Ératosthène (m. 194), qui ont tous deux réalisé des cartes de la péninsule. D’autres, comme Pline l’Ancien (m. 79), Ammien Marcellin (m. vers 395) et Philostorge (m. 433), ont également consacré plusieurs pages à la situation géographique et politique de l’Arabie dans leurs écrits. Pourtant, aucun d’entre eux ne mentionne La Mecque.
Il est parfois affirmé que la ville est mentionnée par le savant grec Claudius Ptolémée, déjà évoqué précédemment, mais cette assertion ne résiste pas à une analyse critique. Dans son Manuel de Géographie, rédigé dans les années 140, Ptolémée présente une cartographie de l’Arabie où figure le nom de Macoraba (Μακοράβα) près du Hedjaz. Certains historiens en ont déduit que Macoraba devait désigner La Mecque, mais cette identification est jugée peu crédible par le spécialiste de l’Arabie préislamique Ilka Lindstedt. La question a été récemment examinée en profondeur par Ian Morris dans une étude très documentée, qui conclut également que l’association de Macoraba avec La Mecque est arbitraire et fragile.
Il est important de souligner que Makkah (ﻣﻜﺔ) et Macoraba (ﻣﺎﻛﻮراﺏ) sont deux noms distincts, et il n’existe actuellement aucune explication satisfaisante concernant l’étymologie de Macoraba. Ce nom n’apparaît nulle part ailleurs que dans le Manuel de Ptolémée, et la manière dont on pourrait passer de Makkah à Macoraba (ou vice versa) reste un mystère.
Samuel Bochart, un orientaliste français du 17e siècle, fut le premier à associer Macoraba à La Mecque. En raison d’une confusion avec l’hébreu, il avait supposé que le nom dérivait de Makkah rabbah, signifiant Grande Mecque. Cependant, en arabe, cela devrait s’écrire al-rabbah. Une autre hypothèse, populaire parmi les historiens du siècle dernier, suggère que Macoraba proviendrait de l’éthiopien mikrab, signifiant le temple. Toutefois, Patricia Crone a démontré que cette hypothèse ne tenait pas sur le plan étymologique. Plus récemment, Mikhail Bukharin a proposé une nouvelle interprétation, suggérant que le nom grec dérive de l’arabe maghrib, qui signifie ouest ou occident. Il avance que les Grecs et les Romains désignaient ainsi la région autour de La Mecque. Dans ce cas, Macoraba serait un terme générique désignant la partie occidentale de l’Arabie, plutôt que la ville de La Mecque, ce qui semble être l’explication la plus convaincante à ce jour.
De plus, Ian Morris a démontré que l’idée d’associer Macoraba à La Mecque n’a jamais été envisagée par les savants musulmans médiévaux. Ces derniers étaient pourtant familiers avec les travaux de Ptolémée, qui avaient été traduits en arabe dès le 9e siècle. Le géographe syrien Yaqut al-Rumi (m. 1229) mentionne Ptolémée, mais les coordonnées qu’il attribue à La Mecque sont très éloignées de celles de Macoraba. En réalité, ce nom n’apparaît dans aucun texte arabo-musulman, probablement parce que les érudits de l’époque ne comprenaient pas sa signification et l’ont donc ignoré. Il est significatif qu’après Ptolémée, aucun savant (qu’il soit arabe, grec, syriaque ou latin) n’ait repris l’idée que Macoraba désignait La Mecque. Cette identification ne repose sur aucune preuve solide, et toutes les tentatives d’explication concernant l’origine de Macoraba ont échoué. À l’heure actuelle, il demeure incertain à quoi le géographe grec faisait référence. Le nom pourrait désigner la côte ouest de la péninsule arabique, comme nous l’avons déjà mentionné. Il est également possible que ce toponyme se rapporte à une ville aujourd’hui disparue ou dont le nom a été modifié au fil du temps. Quoi qu’il en soit, l’analyse des différents éléments montre clairement que le nom de Macoraba n’a rien à voir avec celui de La Mecque.
Logiquement, si la ville était un important carrefour commercial, on pourrait s’attendre à ce qu’elle soit mentionnée par ses partenaires commerciaux. Comme le souligne Patricia Crone :
Les auteurs grecs et latins ont, en effet, beaucoup écrit sur les Arabes du sud, qui leur fournissaient des aromates dans le passé. Ils nous donnent des informations sur leurs villes, leurs tribus et leur organisation politique. L’importance politique et religieuse de l’Arabie au sixième siècle était telle qu’une attention considérable a également été portée aux affaires arabes. Cependant, les Quraysh et leur centre commercial ne sont jamais mentionnés, que ce soit dans la littérature grecque, latine, syriaque, araméenne, copte ou dans toute autre œuvre rédigée en dehors de l’Arabie avant les conquêtes.
En résumé, parmi les dizaines de milliers de documents de diverses origines datant de la période préislamique, aucun ne mentionne La Mecque. Comme le souligne Francis Peters, il n’existe aucun texte non arabe qui puisse raisonnablement confirmer quoi que ce soit à propos de La Mecque – y compris son existence même. La première mention non islamique de La Mecque apparaît dans la Chronique byzantino-arabe rédigée en 741. Cette chronique relate la conquête de La Mecque par le calife ‘Abd al-Malik et indique que la ville se trouve entre Ur, en Chaldée, et la cité de Harran dans le désert. Cependant, cet emplacement correspond curieusement à la Mésopotamie plutôt qu’à l’Arabie. Il est probablement inutile d’y voir autre chose qu’une erreur de la part de l’auteur de la chronique, mais cette confusion montre qu’au milieu du 8e siècle, alors que l’islam s’est étendu sur une grande partie du Proche-Orient, on peine encore à situer correctement La Mecque sur une carte.
3. Le commerce mecquois : mythe ou réalité ?
Comme nous l’avons mentionné, les sources islamiques affirment que La Mecque a bâti sa richesse sur le commerce caravanier, fournissant des marchandises à Byzance et à la Mésopotamie. Au fil du temps, les habitants de La Mecque seraient devenus des acteurs essentiels de ce commerce à grande échelle, et leur ville aurait fini par se positionner comme l’un des principaux carrefours commerciaux d’Arabie. Pendant longtemps, les historiens ont manqué de perspective sur ces sources et ont pris pour acquis le récit traditionnel qui présente La Mecque comme un centre commercial incontournable de la péninsule. Cependant, en 1987, la publication de l’ouvrage de Patricia Crone, intitulé Meccan Trade and the Rise of Islam, a provoqué un véritable bouleversement dans ce domaine.
3.1. La Mecque et les routes commerciales
Il est indéniable que les Arabes ont agi en tant qu’intermédiaires dans les échanges commerciaux entre l’Orient et le monde byzantin. L’essor du commerce en Arabie a commencé il y a 3 000 ans, en raison de la croissance économique des régions environnantes de la Méditerranée. Cette expansion a entraîné une augmentation de la demande pour des produits tels que l’encens, les épices, le cuir et d’autres denrées de luxe en provenance des Indes ou du Yémen. L’Arabie est alors devenue un point de transit pour ces marchandises, qui étaient transportées vers leurs marchés de destination le long des routes commerciales. Dans ce contexte, La Mecque avait-elle vraiment un rôle significatif, comme le soutiennent les sources islamiques ? Les fouilles archéologiques et l’analyse des documents de l’époque permettent d’éclaircir cette question, et la réponse est clairement négative. En réalité, il est difficile d’imaginer comment une ville totalement inconnue des sources antiques aurait pu jouer un rôle central dans les échanges internationaux. De plus, de nombreux éléments viennent contredire cette hypothèse, au-delà du silence des sources.
Tout d’abord, il est désormais reconnu que La Mecque était située loin des principales routes commerciales. Patricia Crone a démontré qu’il n’était pas logique de traverser la péninsule arabique du sud au nord en passant par La Mecque, car cela représentait un détour inutile. Dans un ouvrage récent, Jacqueline Chabbi, qui a longtemps adhéré au récit traditionnel musulman, admet que ce dernier n’est plus historiquement valable. Elle écrit :
J’ai finalement réalisé que c’était incorrect. En réalité, de nombreux ouvrages de vulgarisation reprennent sans esprit critique la tradition musulmane, qui affirme que La Mecque était une ville importante, un point d’étape pour de grandes caravanes rayonnant sur toute l’Arabie. Cependant, La Mecque est située à l’ouest, dans des zones volcaniques peu accessibles, près de la côte de la mer Rouge. Elle n’est pas du tout sur la principale route caravanière, et l’ancienne route de l’encens se trouve à trois jours de marche à l’est. Les caravaniers n’avaient aucune raison de quitter la voie directe pour s’arrêter dans une petite ville excentrée, dépourvue de ressources locales pour se ravitailler.
De plus, avec l’amélioration des techniques de navigation, il est désormais possible de transporter les marchandises en provenance d’Inde par bateau, évitant ainsi les routes commerciales terrestres d’Arabie, ce qui réduit considérablement le temps de trajet ! Stephen Shoemaker souligne également que depuis la période gréco-romaine, le commerce dans cette région se faisait plutôt par voie maritime via la mer Rouge, contournant La Mecque, qui se trouve à environ 70 kilomètres du port le plus proche, Djeddah. La diminution du trafic caravanier en Arabie est attestée par les sources les plus anciennes. En ce qui concerne l’épigraphie, Christian Robin note qu’il y a un silence total ou presque, avec seulement une inscription mentionnant le commerce caravanier à partir du 1er siècle. Ces analyses sont corroborées de manière définitive par des preuves matérielles indiscutables. Les fouilles archéologiques réalisées dans la région du Néguev, au sud de la Palestine, montrent qu’à la veille de l’islam, il n’y avait tout simplement pas de commerce à grande échelle entre l’Arabie et le bassin méditerranéen. Cette quasi-disparition du commerce caravanier s’inscrit dans un contexte de grave crise économique qui a frappé l’Arabie et une grande partie du Proche-Orient à la fin de l’Antiquité, entraînant un dépeuplement de la région.
Pour compliquer davantage la situation, les sources islamiques, rédigées plusieurs siècles après les événements, sont contredites par la documentation de l’époque. La tradition musulmane soutient que les Mecquois vendaient des métaux précieux (comme l’or et l’argent), des parfums et des cuirs au monde méditerranéen. Cependant, Patricia Crone a examiné les archives gréco-romaines de cette période et a constaté qu’aucune d’entre elles ne mentionne l’importation de métaux précieux. En ce qui concerne les parfums, il est établi que leur production en Arabie se faisait principalement à Aden, au sud du Yémen, mais aucune source ne prouve la présence de marchands mecquois de la tribu des Quraysh dans cette ville. De plus, il semble peu probable que les Mecquois aient transporté des parfums du sud de l’Arabie vers l’empire byzantin, qui avait sa propre industrie de la parfumerie et rien n’indique qu’il ait eu besoin d’importer ce type de produits. Au contraire, la production était si abondante qu’elle était vendue aux Arabes eux-mêmes ! Dans un article publié en 2007, Patricia Crone a suggéré que les Mecquois auraient pu fournir des produits en cuir pour l’équipement militaire des soldats romains en guerre contre les Perses. Cependant, elle précise que cette hypothèse est impossible à prouver avec les connaissances actuelles. Quoi qu’il en soit, il est désormais possible de considérer l’idée selon laquelle La Mecque était le carrefour commercial incontournable de l’Arabie préislamique comme un mythe historique. Comme le souligne Francis Peters, la prospérité commerciale préislamique de La Mecque est, en réalité, au pire une illusion et au mieux une exagération considérable.
4. Ceux qui peuplaient la Mecque
Un dernier point mérite d’être clarifié : la taille de La Mecque à l’époque du Prophète. Combien d’habitants la ville comptait-elle ? Les sources islamiques ne fournissent pas de chiffre précis, mais il est possible d’en faire une estimation à partir de certains indices. Selon les auteurs arabo-musulmans, le Prophète pouvait mobiliser des milliers de combattants mecquois pour ses campagnes militaires. Par exemple, lors de la bataille d’Uhud, al-Tabari mentionne que les Qurayshites se préparèrent à se battre avec trois mille hommes et deux cents chevaux. En supposant que la moitié des hommes de la ville participaient au combat, on peut estimer que la population de La Mecque était d’environ 20 000 habitants, un chiffre considérable pour l’époque et la région. Pour mettre cela en perspective, Jérusalem comptait à peu près 15 000 habitants à la même époque. Ainsi, les deux villes avaient une population d’une taille relativement comparable. La différence réside toutefois dans le fait que Jérusalem est attestée par des centaines de sources, tandis que La Mecque ne dispose d’aucune mention.
En réalité, les affirmations selon lesquelles La Mecque était une ville démographiquement importante doivent être rejetées, tout comme d’autres idées similaires. L’étude la plus approfondie sur la taille de la population de La Mecque a été réalisée par Majied Robinson, qui conclut qu’en incluant les femmes, les enfants et les esclaves, la ville comptait environ 500 habitants, dont une centaine d’hommes adultes. En fait, il ne s’agit même pas d’une véritable ville, mais plutôt d’un petit village ou d’une bourgade insignifiante. Les conditions géographiques et climatiques de la région rendaient, en effet, difficile l’établissement d’une population nombreuse à cette époque. Lors de son voyage à La Mecque au début du 19e siècle, Domingo Badia (alias Ali Bey) écrit que :
L’aridité de la région est telle qu’il n’y a presque aucune végétation aux alentours de la ville ou sur les montagnes voisines. Il ne faut pas s’attendre à découvrir à La Mecque quoi que ce soit qui ressemble à une prairie, et encore moins à un jardin. Les céréales ne peuvent pas y être cultivées, car le sol, trop peu fertile, ne permet pas la croissance de plantes pour les agriculteurs.
Il est bien connu que La Mecque se trouve dans une région peu favorable à l’agriculture. Comme le souligne Chabbi, il n’y a aucune ressource vivrière sur place, ce qui ne permet d’abriter qu’une tribu de faible importance. La question de l’approvisionnement en eau est encore plus complexe. Bien que les Mecquois aient pu compter sur le puits de Zamzam, il est peu probable qu’il ait suffi à satisfaire les besoins de 20 000 personnes, sans oublier les milliers d’animaux. En effet, à la fin du 8e siècle, la reine Zubayda, épouse du calife Harun al-Rashid, a fait construire des aqueducs et des réservoirs pour éviter que les pèlerins ne meurent de soif.
Cependant, cette initiative n’a résolu qu’une partie du problème, et malgré les nombreux travaux de rénovation et d’extension, l’approvisionnement en eau demeure un défi pour les habitants, même à l’époque contemporaine. En juin 2024, des vagues de chaleur, fréquentes dans la région, ont entraîné la mort de plus d’un millier de pèlerins, principalement de soif, malgré les infrastructures modernes et les moyens de secours dont dispose le riche État saoudien. On peut imaginer les difficultés rencontrées par la société tribale du 7e siècle ! Ainsi, l’idée selon laquelle La Mecque préislamique pouvait nourrir et abreuver des dizaines de milliers de personnes et d’animaux doit être considérée comme un mythe historique. Les conditions de vie rendaient impossible l’établissement d’une population importante, et la ville n’est aujourd’hui peuplée qu’en raison des grands travaux entrepris par les Ottomans, puis par les Saoudiens.
5. Conclusion
Dans cet article, nous avons confronté le récit traditionnel musulman sur La Mecque aux données historiques. À l’issue de cette analyse, il est clair que ce récit a peu de rapport avec la réalité historique. Chacun des points soulevés par la tradition islamique est contredit par notre documentation. D’une part, La Mecque est totalement absente des sources historiques avant l’islam, y compris dans les sources arabes elles-mêmes, comme les inscriptions épigraphiques, ce qui est peut-être l’élément le plus préoccupant. Comment dès lors accepter le récit islamique qui fait remonter les origines de La Mecque à Adam et Abraham ?
De plus, l’importance de la ville dans le commerce est également remise en question par les sources de l’époque et les données archéologiques, qui montrent qu’il n’y avait pas de commerce à grande échelle entre l’Arabie et le monde méditerranéen. Cela ne signifie pas pour autant que les Mecquois n’ont jamais participé, d’une manière ou d’une autre, aux échanges commerciaux. En réalité, ils étaient même contraints de le faire pour obtenir les biens qu’ils ne produisaient pas. Shoemaker souligne que « c’était un commerce dans lequel les Mecquois échangeaient des produits de leur économie agricole, la seule forme d’économie que leur environnement pouvait soutenir, contre des biens issus d’économies agricoles sédentaires, notamment des denrées alimentaires ». Enfin, nous avons constaté que La Mecque à l’époque du Prophète était au mieux une bourgade insignifiante et isolée, composée de quelques centaines d’habitants. Les récits islamiques qui dépeignent La Mecque comme une métropole prospère capable de rassembler des milliers d’hommes lors des batailles du Prophète sont donc totalement fantaisistes.
Cela ne signifie pas nécessairement que la ville n’existait pas à l’époque du Prophète ou qu’elle serait une création ultérieure des califes. À l’heure actuelle, il est impossible d’arriver à une conclusion définitive. Au mieux, on peut supposer qu’il s’agissait d’un petit village isolé et de fondation récente, comme le souligne Robin. Quoi qu’il en soit, l’écart entre la représentation musulmane traditionnelle de La Mecque préislamique et ce qui semble être la réalité historique est frappant. Il est également évident que si les sources musulmanes se trompent à ce point sur La Mecque, il sera difficile de leur accorder du crédit à l’avenir sans un examen critique préalable.