Les dossiers du Coran – Quatre Sourates décryptées
Le Coran se constitue de 114 chapitres de longueurs variables, totalisant 6 236 vers. Le texte présente une certaine complexité, avec un contenu parfois énigmatique, rendant sa compréhension ardue, notamment parce que le langage utilisé est daté du VIIe siècle et inclut un vocabulaire qui peut être considéré comme désuet ainsi que des allusions cryptiques. Dans l’objectif d’analyser historiquement quatre chapitres spécifiques, Julien Loiseau s’est appuyé principalement sur le travail détaillé présenté dans Le Coran des historiens (Cerf, 2019). Cet ouvrage démontre comment une analyse approfondie du Coran peut éclairer sur son origine. Les passages cités sont issus de la traduction de Denise Masson, Le Coran (Gallimard, 1967).
I. L’unicité divine
Dis : Dieu est Un ! Dieu ! L’Impénétrable ! Il n’engendre pas ; il n’est
pas engendré ; nul n’est égal à lui !
Coran, Sourate 112 : 1- 4
Affirmation concise et claire du dogme musulman de l’unicité divine et réfutation explicite du dogme chrétien de l’Incarnation, cette très courte sourate, connue sous différents titres au Moyen Âge, est l’une des toutes premières à apparaître, dès les années 690, sur des monnaies et des inscriptions monumentales, avant les plus anciens manuscrits conservés du Coran. On la lit ainsi, avec de petites variations, dans l’inscription en mosaïque du Dôme du Rocher à Jérusalem, qui offre la plus ancienne attestation datée (691-692) de versets du Coran. On la trouve aussi souvent dans les épitaphes qui ornent les stèles des tombes musulmanes au Moyen Âge.
Illustration – Monnaies :
Dinar frappé à Damas en 697 après la réforme monétaire d’Abd al-Malik. La citation coranique (Coran, 112) a pris la place de l’effigie qui ornait les premières monnaies islamiques.
C’est particulièrement vrai dans le cas de communautés musulmanes établies dans de vieux pays chrétiens, comme la Nubie ou l’Éthiopie, pour mieux affirmer l’appartenance confessionnelle des défunts. Sa forme scandée suggère qu’il s’agissait d’une formule liturgique, possiblement antérieure à l’islam, destinée à être répétée. L’impératif Dis qui ouvre de nombreux versets est sans doute un ajout des scribes qui ont édité le Coran, de façon à attribuer à Dieu. Les scribes qui ont édité le Coran ont sans doute ajouté l’impératif Dis de façon à attribuer à Dieu un propos qui lui était initialement adressé. Cela permettait ainsi d’éviter tout propos qui lui était initialement adressé.
La sourate 112 propose en quatre versets symétriques une définition positive et une définition négative de l’unicité de Dieu, dogme central de la religion musulmane. L’adjectif samad (traduit ici par impénétrable), employé pour qualifier Dieu, posait déjà au Moyen Âge d’insolubles problèmes d’interprétation aux savants musulmans, confrontés à l’obscurité de nombreux passages du Coran. Quant à la définition négative (Il n’engendre pas ; il n’est pas engendré), elle réfute explicitement le dogme chrétien de l’Incarnation, la croyance selon laquelle Jésus, par ailleurs reconnu comme le Messie par le Coran, est le fils de Dieu.
La polémique antichrétienne est fréquente dans le Coran et repose souvent sur une bonne connaissance du dogme chrétien, largement présent dans la péninsule arabique à la veille de l’islam (cf. p. 46). Le dernier verset (Nul n’est égal à lui) fait écho à plusieurs passages de la Bible, mais on peut y voir aussi la réfutation du credo chrétien adopté lors du concile de Nicée en 325, qui établit la consubstantialité du Père et du Fils dans la définition de la Trinité. À Jérusalem, l’inscription du Dôme du Rocher, s’adressant sans doute aux Arabes tentés par la conversion (ou le retour) au christianisme, ajoute d’ailleurs : Ne dites pas trois ! en faisant une allusion claire au dogme chrétien de la Trinité.
II. Un dieu, 28 prophètes
Nous t’avons envoyé avec la vérité comme annonciateur et avertisseur. Il n’existe pas de communauté où ne soit passé un avertisseur. S’ils te traitent de menteur, ceux qui vécurent avant eux ont crié au mensonge alors que leurs prophètes leur avaient apporté les preuves évidentes, les Écritures et le Livre lumineux.
Coran, 35, 22-26.
Dans cet extrait de la sourate 35, nommée Le Créateur, le divin s’exprime à l’égard de son messager, sans le nommer explicitement, et lui attribue la fonction de messager et de moniteur. Ce concept d’annonce fait écho à la notion chrétienne de l’évangile, proclamé par Jésus. Par ailleurs, une autre section du Coran (61, 6) attribue à Jésus l’annonce de l’arrivée d’un prophète appelé Ahmad, positionnant ainsi le Christ comme le précurseur de la prophétie de Muhammad. Le sujet de l’avertissement, pour sa part, se rapporte à l’idée du châtiment céleste réservé aux mécréants, ou même à l’approche de la fin des temps, un thème récurrent dans plusieurs versets du Coran et qui était vraisemblablement le message originel de Muhammad.
Jésus, fils de Marie, dit : Ô fils d’Israël ! Je suis, en vérité, le Prophète de Dieu envoyé vers vous pour confirmer ce qui, de la Torah, existait avant moi ; pour vous annoncer la bonne nouvelle d’un prophète qui viendra après moi et dont le nom sera Ahmad.
Coran 61, 6.
Muhammad est désigné comme le sceau des prophètes (tel que mentionné dans la sourate 33), celui qui valide et conclut la révélation sacrée, et représente également le dernier d’une série de prophètes choisis par le divin. Le Coran en cite 28, depuis Adam jusqu’à Muhammad, incluant David et Salomon, Jean-Baptiste et Jésus : ainsi, l’islam se perçoit comme le successeur des traditions religieuses antérieures, notamment la loi mosaïque (judaïsme) et la loi christique (christianisme). C’est pourquoi une vénération particulière est accordée dans l’islam aux sépultures des prophètes de la Bible, des sites historiques contestés par les Juifs et les Chrétiens depuis le Moyen Âge. En évoquant les Écritures et le Livre lumineux, le Coran fait allusion à une autre foi de la fin de l’Antiquité, qui a perduré en Asie centrale jusqu’au-delà de l’an mille : le manichéisme, une religion dualiste basée sur la prophétie et les écrits de Mani (décédé vers 274), dont son Évangile vivant (qui pourrait être le Livre lumineux cité par le Coran).
Illustration – Voyage nocturne : Muhammad, accompagné de deux anges, rencontre, lors de son voyage nocturne, les prophètes qui l’ont précédé. Miniature d’un manuscrit ottoman du XVe siècle.
III. Un appel à la lutte contre les mécréants
Combattez : ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut après s’être humiliés.
Coran 9, 29.
La sourate 9 du Coran, intitulée Le repentir et composée de 129 versets, n’en présente ici que deux passages. Ces extraits appellent les fidèles du Prophète à lutter contre ceux qui rejettent la véracité de sa parole. Ici, le terme combat doit être interprété littéralement, comme en témoigne la référence au chemin de Dieu au verset 38, une expression symbolique du Coran désignant la lutte sacrée contre les non-croyants (le djihad mentionné dans les textes juridiques ultérieurs).
Illustration – Jérusalem :
La « ville sainte » est la destination du « voyage nocturne » de Muhammad sur sa jument ailée et le lieu de la victoire du calife Umar sur les infidèles (miniature ottomane du XVIe siècle).
La nature exacte des individus mentionnés dans la lutte religieuse est plutôt énigmatique. La sourate 9 du Coran critique fréquemment les mushrikun, terme souvent interprété par les historiens comme désignant des polythéistes, fidèles aux cultes traditionnels arabes, avec la Kaaba de La Mecque comme l’un de leurs principaux lieux de culte. Selon une tradition islamique, Muhammad aurait éliminé 360 statues païennes de la Kaaba après la conquête de La Mecque en 630, bien que le Coran ne mentionne pas cet événement. Cependant, des études modernes suggèrent que le polythéisme avait largement décliné dans la région bien avant le 6ème siècle, impliquant que les mushrikun pourraient en réalité être des croyants monothéistes dont la foi n’était pas jugée assez fervente. Le verset 29 met l’accent sur le scepticisme prévalent à La Mecque concernant la croyance en la résurrection et le Jugement dernier.
Ils ont pris leurs docteurs et leurs moines ainsi que le Messie, fils de Marie, comme seigneurs, au lieu de Dieu. Mais ils n’ont reçu l’ordre que d’adorer un Dieu unique : il n’y a de Dieu que lui ! Gloire à lui ! A l’exclusion de ce qu’ils lui associent.
Coran 9, 31.
Cette sourate étend cependant l’exhortation au combat à des adversaires qui sont plutôt ménagés dans d’autres passages du Coran : les Juifs et les chrétiens, ces « gens du Livre » (adeptes d’une religion révélée) qui ne pratiquent pas la vraie religion. Plus loin dans la même sourate (versets 30‑31), le Coran leur prête d’ailleurs des croyances associationnistes : croire en l’existence d’un fils de Dieu (Uzayr ou Ezra pour les Juifs, Jésus pour les chrétiens), mais aussi prendre comme seigneurs leurs docteurs (les rabbins) et leurs moines. La sourate IX témoigne donc de l’ambivalence profonde du Coran à l’égard des Juifs et des chrétiens, tantôt considérés comme de respectables prédécesseurs, tantôt comme des incrédules.
Le verset 29 mentionne enfin le tribut dont doivent s’acquitter les gens du Livre après avoir fait leur soumission à l’islam. C’est la seule mention dans tout le Coran du mot jizya (pour tribut). La jizya est cette capitation (impôt personnel, par tête) que les gens du Livre (Juifs, chrétiens, zoroastriens) devaient payer en échange de la protection (dhimma) de la loi islamique. Celle-ci leur garantissait, sous certaines réserves, la liberté de culte et l’usage de leurs lieux de culte. Cependant, l’imposition d’un impôt spécifique aux non-musulmans de l’empire n’est pas antérieure à la fin du VIIe siècle. La conclusion du verset 29 est donc très probablement un ajout tardif, effectué au moment de la fixation de la version officielle du Coran, sous le règne d’Abd al-Malik (685-705).
IV. La sourate de tous les scandales
Quand tu disais à celui que Dieu avait comblé de bienfaits et que tu avais comblé de bienfaits : Garde ton épouse et crains Dieu, tu cachais en toi-même, par crainte des hommes, ce que Dieu allait rendre public – mais Dieu est plus redoutable qu’eux – puis, quand Zayd eut cessé tout commerce avec son épouse, nous te l’avons donnée pour femme afin qu’il n’y ait pas de faute à reprocher aux croyants au sujet des épouses de leurs fils adoptifs […]. Muhammad n’est le père d’aucun homme parmi vous, mais il est le prophète de Dieu, le sceau des prophètes.
Coran 33, 37 et 40.
La sourate 33 du Coran, surnommée Les coalisés, se distingue comme l’un des segments les plus narratifs du texte sacré, qui généralement ne fournit pas beaucoup de détails sur les circonstances de ses révélations ou sur la biographie de son messager. Cette sourate fait référence à deux incidents majeurs qui sont également décrits en détail dans les biographies traditionnelles du Prophète, compilées bien après sa disparition en 632.
Le premier incident, non mentionné ici, est connu sous le nom de bataille du fossé, qui se serait déroulée en 627 et aurait vu Muhammad et ses fidèles, retranchés à Médine, affronter les assaillants de La Mecque. Le second fait relaté par cette sourate et les biographies est un moment controversé de la vie personnelle du Prophète, où, malgré une situation délicate, il reçoit le soutien divin face aux hypocrites. Muhammad avait adopté Zayd, à qui il avait donné la main de sa cousine Zaynab en mariage. Cependant, après une rencontre inattendue avec Zaynab, Muhammad s’éprend d’elle. Pour légitimer leur mariage, Zayd divorce de Zaynab, et Muhammad renonce à son lien d’adoption avec Zayd avant d’épouser Zaynab. Face au tumulte suscité, une intervention divine est nécessaire pour apaiser les esprits : le verset 37 déclare ce mariage comme étant la manifestation de la volonté divine. Il est également intéressant de noter que Zayd est l’un des rares contemporains du Prophète à être nommément mentionné dans le Coran, en dehors de Muhammad lui-même.
Illustration – Une épouse aimée : Zayd et sa femme Zaynab lors de l’hégire, sur une miniature ottomane du xviiie siècle. Devenue par la suite l’une des épouses de Muhammad, Zaynab (dans le palanquin) est représentée le visage voilé.
Cette question pourrait être considérée comme résolue, car c’est précisément sur cette sourate que repose l’interdit de l’adoption dans la législation islamique. Cependant, un récit traditionnel (hadith), prêté à Aïcha, épouse du prophète Muhammad, suggère que la sourate 33 était initialement bien plus étendue que la version actuelle, ce qui impliquerait une altération du texte. Cette hypothèse est renforcée par la cohérence stylistique et la chronologie précise de l’événement décrit, situé en 627. L’historien David S. Powers, dans son ouvrage Muhammad Is Not the Father of Any of Your Men. The Making of the Last Prophet (University of Pennsylvania Press, 2009), avance l’idée que la modification de la sourate 33, qui narre désormais une affaire de mœurs, serait l’œuvre des successeurs de Muhammad, cherchant à invalider son héritage. Le verset 40, qui énonce Muhammad n’est le père d’aucun de vos hommes, mais il est le prophète de Dieu, le dernier des prophètes, et qui est l’un des rares à citer le Prophète par son nom, peut être interprété de plusieurs manières : une lecture biographique (Muhammad n’a pas eu de fils survivant), une lecture théologique (la prophétie s’achève avec lui) et une lecture politique. Si Muhammad n’est le père d’aucun homme, alors nul ne peut revendiquer sa succession par voie héréditaire à la tête de la communauté musulmane. Par conséquent, cela invalide également les revendications d’Ali et de ses descendants, les seuls héritiers mâles de Muhammad par sa fille Fatima, à diriger la communauté.
Remarque : Nos sincères remerciement au Professeur Julien Loiseau, [Professeur à Aix-Marseille Université et spécialiste de l’Islam médiéval, Julien Loiseau a notamment publié Les Mamelouks, xiiie-xvie siècle. Une expérience politique dans l’Islam médiéval (Seuil, 2014)]. Une partie de ses recherches et articles ont profondément inspiré la rédaction de cette publication.