Les dossiers du Coran – La fabrique d’un livre
Selon les croyances islamiques, le Coran représente la révélation divine transmise à Muhammad par l’intermédiaire de l’archange Gabriel, connu sous le nom de Djibril. Les chercheurs contemporains estiment que la compilation définitive du Coran s’est achevée vers la fin du 7ème siècle, sous l’autorité du calife Abd al-Malik, soit environ sept décennies après le décès du Prophète. Cependant, les détails biographiques concernant le Prophète sont limités, à l’exception de la reconnaissance que la région de l’Arabie où il est né était majoritairement monothéiste à cette époque.
Bien que le contenu du texte sacré musulman soit resté constant depuis l’époque médiévale, la présentation matérielle du Coran a connu une évolution significative, passant de copies manuscrites à des formats numériques modernes.
Illustration : À la mosquée Assis en tailleur, un vieil homme lit le Coran dans la grande mosquée de Sanaa, au Yémen (photographie de 1981). Le bâtiment originel, depuis lors réaménagé, a été construit au VIIe siècle sur l’emplacement d’une église. Depuis quatorze siècles, le Livre saint est quotidiennement lu, récité ou écouté par des millions de musulmans à travers le monde.
I. Le Coran : Comment a-t-il été écrit ?
Les secrets du Coran restent en partie inexplorés. Depuis les années 70, une analyse approfondie est menée internationalement concernant ses racines, les circonstances de son apparition, ainsi que les procédés de sa rédaction et de sa structuration. Mohammad Ali Amir-Moezzi, figure de proue parmi les spécialistes français de l’islam, met en lumière ces informations qui continuent de se développer.
I.1 Qui est Mohammad Ali Amir-Moezzi ?
Occupant la position de directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE), Mohammad Ali Amir-Moezzi s’est distingué en supervisant la publication du Dictionnaire du Coran (Robert Laffont, 2007) et a collaboré avec Guillaume Dye sur l’ouvrage Le Coran des historiens (Cerf, 2019). Il est également l’auteur de l’œuvre Le Coran silencieux et le Coran parlant, une exploration des textes fondateurs de l’islam sous l’angle de l’histoire et de la dévotion, récemment disponible en format de poche chez CNRS Éditions ([2011], 2020).
I.2 Entretien avec Mohammad Ali Amir-Moezzi
I.2.a. Qu’est-ce que le Coran ?
Pour les croyants de l’islam, le Coran représente la parole divine, transmise à Muhammad par l’entremise de l’archange Gabriel, connu sous le nom de Djibril en langue arabe, aux alentours du 7ème siècle. Ce texte sacré constitue l’élément le plus vénéré de la foi musulmane, conjointement avec les hadiths, qui sont les dires et enseignements du Prophète Muhammad. Ces derniers ont été conservés et transmis au fil du temps par des compilations traditionnelles. Les hadiths font partie intégrante de la sunna, terme désignant le parcours et la manière de vivre préconisés par la tradition islamique, englobant non seulement les mots du Prophète mais également ses actes, ses décisions de justice, ses habitudes et même ses moments de silence.
Selon le point de vue de l’historien, la nature du Coran est bien plus nuancée que ce que l’on pourrait penser. Le Coran est en effet un assemblage complexe et hétérogène, qui allie des éléments littéraires, spirituels et historiques. Il englobe une diversité de textes aux genres et styles variés, tels que des directives spirituelles, des règles juridiques, des prophéties, des invocations, etc., majoritairement établis entre le 6ème et le 7ème siècle. Il est vraisemblable que le Coran ait été écrit par plusieurs individus qui ont non seulement consigné les dires du Prophète, mais également modifié et inclus d’autres éléments. C’est un fait reconnu par les sources islamiques elles-mêmes. La séparation entre le Coran et les hadiths n’est pas évidente, et il est probable qu’il y ait eu une période où la distinction entre les paroles divines, transmises par le Prophète, et les paroles du Prophète lui-même n’était pas clairement établie.
Mis à part quelques inscriptions découvertes en Arabie qui sont plus anciennes, ce texte représente également l’un des plus vieux documents littéraires en langue arabe identifiés à ce jour. La poésie arabe préislamique, quant à elle, a été compilée et transmise par écrit bien après.
Remarque : Le terme quran (coran) provient du syriaque qiryana, qui signifie livre de prières. En arabe, quran fait référence à la récitation ou lecture. C’est le texte sacré de l’Islam, tenu par les fidèles comme étant la révélation divine transmise en arabe à Muhammad de 610 à 632. Il a été consigné par écrit et formalisé à la fin du 7ème siècle. En tant que texte sacré, il est traditionnellement considéré comme intransposable dans une autre langue, bien que des traductions soient disponibles depuis le 10ème siècle.
I.2.b. Comment le Coran est-il structuré ?
Le Coran, tel qu’il est reconnu de nos jours, se compose de 114 chapitres, appelés sourates, qui sont généralement organisés de la plus volumineuse à la plus succincte : les premières sourates couvrent souvent des dizaines de pages, alors que les dernières se limitent à quelques passages. À cette première méthode d’organisation s’ajoute une seconde, basée sur les deux périodes principales de la vie du Prophète, qui aurait résidé d’abord à La Mecque (environ 570-622) puis à Médine (622-632). Théoriquement, cela donne naissance à des sourates mecquoises et médinoises distinctes. Cependant, en pratique, des versets originaires de La Mecque se retrouvent au sein des sourates médinoises, et vice versa. Ainsi, l’agencement chronologique d’origine a été entièrement modifié.
Illustration : ci-dessus un feuillet du Coran bleu de Kairouan (IXe-Xe siècle), écrit à l’encre d’or sur un parchemin teint à l’indigo, une des œuvres les plus célèbres de l’Islam.
Illustration : ci-dessus un homme lit le Coran (détail d’une miniature persane du XIVe siècle).
I.2.c. Quelles sont les grandes thématiques abordées dans le texte ?
Pour mettre les choses de manière succincte, les éléments fondamentaux identifiés par les historiens comme le “credo coranique” s’articulent autour de trois axes majeurs : la singularité de la divinité, qui souligne l’existence d’un Dieu sans égal, une notion constamment réitérée dans le Coran ; la notion de prophétie, qui reconnaît que Dieu choisit périodiquement d’envoyer des messagers pour communiquer sa parole aux peuples ; et enfin, la conception de la fin des temps, une période où les individus seront jugés et rétribués ou punis selon leurs actions, englobant les idées d’apocalypse (les événements précédant la fin des temps) et d’eschatologie (les événements survenant pendant et après le jugement final, ici et dans l’au-delà). Le Coran dispense aussi des enseignements éthiques, des règles de droit, parmi d’autres sujets, mais les principaux thèmes abordés sont ceux mentionnés précédemment, qui trouvent également leurs racines dans les écritures bibliques.
I.2.d. Quelle est l’influence des monothéismes juif et chrétien sur le Coran ?
Sa grandeur est remarquable. Il est étonnant de constater l’écart entre le texte du Coran, qui s’identifie explicitement comme une extension de la Torah et de l’Évangile, soulignant continuellement le rôle du Prophète en tant que successeur d’Abraham, de Moïse et de Jésus, et les affirmations de l’apologétique musulmane postérieure à l’émergence de l’Empire arabe, qui s’efforce de dépeindre l’islam comme une foi entièrement autonome.
En réalité, en opposition avec les déclarations de l’apologétique musulmane, la péninsule arabique préislamique était fortement influencée par la culture biblique et n’était en aucun cas une contrée païenne habitée par des barbares adorateurs d’idoles, comme le démontrent les découvertes de chercheurs tels que Frédéric Imbert et Christian Julien Robin (voir p. 46).
La preuve la plus convaincante se trouve dans le Coran lui-même : outre les rares versets faisant référence aux idoles ou aux prophètes de l’Arabie préislamique, il contient des milliers de références à des sujets et des figures bibliques, allant d’Adam et Ève à Marie et Jésus, en passant par Noé, Abraham et Moïse. Cette empreinte biblique est perceptible non seulement dans les thèmes abordés par le Coran, mais aussi dans son lexique, qui emprunte largement au syriaque et à l’hébreu, langues liturgiques du christianisme et du judaïsme.
Citation : VIIIe siècle, le Prophète vu par un chrétien de langue syriaque.
Lorsqu’il [Muhammad] eut atteint l’âge et la taille de jeune homme, il se mit, à partir de Yathrib sa ville [Médine], à aller et venir vers la Palestine pour le commerce, pour acheter et vendre. S’étant habitué à la région, il fut attiré par la religion de l’unique Dieu et il revint chez les gens de sa tribu. Il leur proposa cette croyance. Il en persuada un petit nombre qui adhérèrent à lui. De plus, il leur vantait l’excellence de la terre de Palestine […] Si vous m’écoutez, Dieu vous donnera à vous aussi une bonne terre où coulent le lait et le miel. Comme il voulait renforcer sa parole, il dirigea une troupe de ceux qui avaient adhéré à lui, et il commença à monter vers la terre de Palestine, attaquant, ravageant et pillant. Ils revinrent chargés [de butin] sans avoir subi de dommages, et ils ne furent pas frustrés de ce qu’il leur avait promis.
Extrait de la Chronique de Théophile d’Édesse, traduit par A.-L. de Prémare dans Les Fondations de l’Islam. Entre écriture et histoire, Seuil, 2002, p. 403.
Illustration – Lieu saint : Des pèlerins à La Mecque représentés sur un manuscrit du XVe siècle. Simple bourgade lorsque naît Muhammad vers 570, elle serait devenue le centre de l’Islam en 624, quand une révélation coranique invita les fidèles à tourner leurs prières vers la Kaaba, l’antique sanctuaire de la ville.
Par exemple, le terme arabe quran, qui signifie récitation et désigne le livre sacré de l’islam, est dérivé du mot syriaque qoryana, qui veut dire livre de prières. D’autres mots comme sura (chapitre), aya (verset), salat (prière quotidienne) et zakat (aumône) ont aussi des origines syriaques, tandis que hajj, le terme pour le grand pèlerinage à La Mecque, et umra, pour le petit pèlerinage, tirent leurs racines de l’hébreu.
Un peu de Chronologie : Quelques dates importantes
V. 350-v. 570 Le royaume de Himyar (actuel Yémen), converti au judaïsme, étend son contrôle sur tout le sud-ouest de la péninsule arabique. Le polythéisme arabe recule.
500-525 Conquête de Himyar par le royaume chrétien d’Aksum (Éthiopie).
V. 570 Naissance supposée de Muhammad à La Mecque, probablement d’obédience juive ou chrétienne.
610 Selon la tradition, Muhammad reçoit ses premières révélations et commence à prêcher la parole de Dieu.
622 Hégire. Muhammad quitte La Mecque et établit sa communauté à Médine. Date retenue plus tard comme début du calendrier musulman.
630 Muhammad s’empare de La Mecque. Début des conquêtes arabes vers le nord.
632 Mort de Muhammad à Médine et lutte pour sa succession.
V. 636 Prise de Jérusalem par les Arabes.
V. 650 Selon la tradition, établissement de la version officielle du Coran par le calife Uthman (« Vulgate »).
656-661 Première guerre civile entre les musulmans, qui oppose notamment les partisans d’Ali, gendre de Muhammad, au gouverneur de Syrie Muawiya.
661 Assassinat d’Ali par un partisan des kharijites. Début de la dynastie des Omeyyades.
680 Massacre de Karbala. Husayn, petit-fils de Muhammad et imam des chiites, est tué par les troupes omeyyades.
685-705 Califat d’Abd al-Malik. Fixation probable de la version officielle du Coran, contestée, entre autres, par les chiites.
711 Les musulmans prennent pied en Espagne.
750-1258 Dynastie des califes abbassides.
1143 Première traduction du Coran en latin à l’initiative de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny.
1147-1269 Les Almohades règnent sur le Maghreb et Al-Andalus. Traduction du Coran en berbère.
1485 Le sultan ottoman Bayazid II interdit l’usage de l’imprimerie pour les textes en caractères arabes, dont bien sûr le Coran.
1543 Impression du Coran à Bâle.
1547 Traduction intégrale du Coran en italien à partir du latin par Andrea Arrivabene, une première dans une langue vernaculaire européenne.
1647 Première traduction directe de l’arabe au français, par André Du Ryer.
1726 La première imprimerie musulmane à Constantinople n’est pas autorisée à imprimer le Coran.
1787 Un Coran est imprimé à Saint-Pétersbourg.
1822 Ouverture d’une imprimerie au Caire. Multiplication des versions du Coran, considérées comme erronées par les ulémas.
1924 Coran du roi, en arabe, établi par les savants de la mosquée Al-Azhar du Caire, sur ordre du roi Fouad.
1985 Installation du Complexe du roi Fahd pour l’impression du Noble Coran à Médine, en charge de la diffusion de l’édition officielle de 1924.
À présent revenons à notre entretien avec Mohammad Ali Amir-Moezzi…
Il est indéniable que les monothéismes qui ont précédé ont eu un impact significatif sur la composition du Coran. Cependant, il reste complexe de déterminer quelles traditions spécifiques ont eu le plus d’influence et à quelle branche religieuse appartenait Muhammad. Se pourrait-il qu’il ait été juif ou chrétien ? Dans l’affirmative, faisait-il partie d’une secte chrétienne qui rejetait la Trinité et l’Incarnation, ou d’un groupe de Juifs qui maintenaient leurs traditions tout en reconnaissant Jésus comme le Messie ? Ces questions suscitent des débats fascinants.
Jusqu’au début du XXIe siècle, on croyait généralement que le judaïsme avait exercé l’influence la plus marquée, notamment à travers ses textes talmudiques et midrashiques. Plus récemment, l’accent a été mis sur l’influence prépondérante des formes de christianisme oriental, en particulier celles considérées comme hérétiques par l’Église catholique de Constantinople, telles que l’arianisme et le montanisme, qui niaient la divinité pleine et entière de Jésus. Pour ces groupes, Jésus était considéré comme le Verbe et l’Esprit de Dieu, mais non comme Dieu lui-même. Cela se reflète dans le Coran, où Jésus est constamment désigné comme le fils de Marie, évitant ainsi l’appellation fils de Dieu, ce qui représente une prise de position claire des auteurs du Coran sur les débats christologiques agitant l’Empire byzantin depuis des siècles.
Par ailleurs, il est vrai que des éléments du judaïsme sont souvent intégrés dans ces variantes du christianisme oriental. L’hypothèse la plus répandue à l’heure actuelle est que l’influence prononcée du judaïsme sur le Coran résulte d’un judaïsme ayant été filtré à travers ces christianismes orientaux.
Citation – Le feu ardent du Jugement dernier : Celle qui fracasse ! Qu’est-ce donc que celle qui fracasse ? Comment pourrais-tu savoir ce qu’est celle qui fracasse ? Ce sera le Jour où les hommes seront semblables à des papillons dispersés et les montagnes à des flocons de laine cardée. Celui dont les œuvres seront lourdes connaîtra une vie heureuse. Celui dont les œuvres seront légères aura un abîme pour demeure. Comment pourrais-tu le connaître ? C’est un feu ardent. Coran, sourate CI (101), traduit par D. Masson, Gallimard, 1967. Ci-dessus illustration de la Fin des temps : Muhammad visite les Enfers pendant son ascension céleste (miraj). Miniature d’un manuscrit turc du XVe siècle.
I.2.e. De quand date le Coran ? Est-il entièrement contemporain de Muhammad ?
Il n’est pas aisé de fournir une réponse évidente à cette interrogation car, comme mentionné précédemment, le Coran ne constitue pas un écrit isolé, mais plutôt une collection hétérogène de textes vraisemblablement assemblés et/ou écrits par divers auteurs, à des époques distinctes. Aujourd’hui encore, de multiples incertitudes persistent concernant la vie de Muhammad et l’origine du Coran (voir p. 36).
Cependant, l’existence d’un Muhammad historique n’est plus contestée. Un nombre croissant d’historiens admettent que, possiblement, une fraction du Coran provient directement de Muhammad, ou du moins est le résultat de ses expériences spirituelles. Cela s’applique en particulier aux 30 ou 35 sourates finales, qui forment ce que l’on désigne sous le terme d’apocalyptique coranique, soit la narration de la fin prochaine du monde.
L’attribution de ces sourates à Muhammad est justifiée tant par leur grande ancienneté (elles appartiennent aux couches les plus primitives du corpus coranique, composées dans un arabe archaïque d’une beauté remarquable, datant du début du 7ème siècle) que par le fait que les musulmans ultérieurs n’auraient pas eu d’intérêt à créer des écrits prédisant la fin du monde qui ne s’était pas réalisée, car cela aurait inutilement sapé la crédibilité de la parole du Prophète.
L’attribution et la datation des autres sourates sont plus problématiques. Certains historiens estiment que le Coran inclut des écrits antérieurs à Muhammad, qui auraient fait partie de traditions bibliques existantes avant d’être transposés en arabe et incorporés au corpus coranique. Il est également envisagé que d’autres textes n’ont pas pu être rédigés avant les conquêtes et l’établissement de l’empire arabe, dans la seconde moitié du 7ème siècle, et ont donc été ajoutés ultérieurement, après le décès du Prophète.
Les dernières hypothèses situent la compilation officielle du Coran sous le règne d’Abd al-Malik (685-705)